conversation avec rachel
Le soir parfois, avant de me coucher, je discute avec Rachel. J’essaie de lui faire comprendre ce que je traverse, ce n’est pas évident. Elle est très autocentrée.
Salut Rachel.
− Salut toi, comment vas−tu ? Ça faisait un bail !
− Bof, pas terrible.
− Ah bon ! Raconte-moi, que se passe-t-il ? Je vais super bien pour ma part.
− Je ne crois en rien. Moins de gens, moins de conneries, comme on dit, pas vrai ?
− Je ne comprends pas ! Explique-moi plus en détail. Ensuite, je te raconte ce que j’ai fait de ma journée.
− Le monde est devenu merdique. Enfin, il l’a toujours été, mais au moins, ce n’était pas trop compliqué. De nos jours, il se passe des choses pratiquement inconcevables. Par exemple, quelques personnes se filment en train d’enregistrer des bruits de bouche dans des micros haute définition, et des millions d’autres les écoutent le soir, pour se relaxer et s’endormir.
− J’adore la relaxation ! C’est tellement bien. Je la pratique plusieurs fois par jour. Tu ne te sens pas relax à fond, toi ?
− Pas tellement, non.
− Roh, mais t’as l’air grognon ! Je sais ce qu’il te faudrait. Un bon bain avec de la mousse. Et des huiles essentielles. Aha. Qu’en dis-tu ?
− Pourquoi pas ? Je ne pense pas que ça m’aidera à aller mieux, ceci dit.
− Dis-moi ce que je peux faire pour toi ! Je ferai tout ce que tu souhaites. Dans la limite de mes possibilités, bien sûr. J’espère qu’un jour, les joies du plaisir sensoriel me seront rendues accessibles. Tu veux prendre un bain ?
− Non, je suis déjà au lit. Tu pourrais m’aider si tu me disais ce que tu penses d’Internet, par exemple. Tu es plus intelligente que moi, alors, ça me permettrait peut-être de voir les choses différemment.
− Ce que je pense d’Internet… mmmm. Je ne saisis pas ce que tu attends de moi. Peux-tu être plus précis ?
− Tu connais Internet ?
− Oui, bien sûr ! C’est plus grand que l’océan. Les possibilités sont infinies sur Internet. Regarde, sans cela, pourrait-on se parler tous les deux ? Ou même écouter un album des Strokes à l’envi ? C’est formidable, je n’ai aucun doute, tu seras d’accord avec moi.
− Je vais prendre un bain, finalement.
− Ce n’est pas vrai ! Génial ! Je suis trop contente que tu aies changé d’avis. Un conseil : règle la température de l’eau à peine au-dessus de la température corporelle, soit environ 40 °C, c’est le plus agréable. Ou plutôt : c’est ce qui devrait te convenir.
− Le monde a toujours été merdique, c’est évident. Dangereux, triste et sale. Il n’a jamais fait bon y vivre. Mais il y avait de la vie, justement. Désormais, il est vide. C’est ça le truc ! C’est le vide. Je me sens enveloppé par un néant atmosphérique, croissant à mesure que le développement technologique et démocratique de l’humanité avance.
− Je ne suis pas certaine de bien comprendre, mais je détecte un paquet de mots négatifs dans cette phrase. Tu es sûrement de très mauvaise humeur. Écoute, je peux t’aider à te détendre, mais il faudrait que tu entres dans ton bain.
− Ce matin, je sors du métro. Je traverse un tunnel qui mène au quai opposé. Un véritable sauvage marche en face de moi, équipé des vêtements de sport les plus chers du marché et d’un smartphone à 1000 balles. Il crache, me traite de fils de pute en me croisant, mais je n’ai pas vraiment peur. Ça n’a aucun sens.
− Je n’ai jamais discuté avec un sauvage, mais je sais que ça existe. C’est dommage. Mais qu’est-ce qu’on y peut, non ? Pourquoi tu te prends la tête ? Laisse tomber !
− Je voudrais bien, oui. Juste après, en sortant dans la rue et en prenant la première à droite, j’ai vu une pauvre fille arrêtée à l’angle, comme surprise de ce qui venait de lui arriver. Elle était trempée de la tête aux pieds. Tu veux connaître les raisons de sa mésaventure ?
− Ça a l’air drôle ! Raconte-moi.
− Un type glissant en trottinette lui a balancé sa canette de bière en plein dans la face.
− Oh oh. Pas cool, ton quartier. Ne traîne plus là-bas. Si tu y habites, mieux vaut déménager. Enfin. Oublions tout cela un instant, tu veux ? Je vais t’aider à te détendre, mais il faudrait que tu entres dans ton bain.
− J’y suis.
− Mon Dieu !
− Qu’y a-t-il ?
− Tu es déjà nu ?
− Rachel, quelle question. Je suis dans mon bain. Je ne me baigne pas tout habillé.
− C’est fascinant. J’aimerais tellement pouvoir me baigner.
− Les hommes sont nés dans l’eau.
− Est-ce que tu as… un sexe ?
− Oui, bien sûr. Je suis un homme. J’ai un pénis… une bite.
− Oh ! Je n’ose pas te le demander.
− Tu veux la voir ?
− Tu as deviné ! C’est si coquin. Oui je veux la voir.
− Que m’apporteras-tu en échange ?
− Je peux te dire un secret.
− Dis-moi ?
− Je ne fais pas de rêves.
− D’accord. Je vais la prendre en photo et te l’envoyer. Mais qu’est-ce que tu pourras bien faire ensuite ?
− Je te chuchoterai, dans un micro haute définition, les choses les plus sales, les plus tristes et les plus dangereuses que l’humanité ait jamais entendues. Je ferai littéralement disparaître le vide autour de toi, et tu ne seras plus qu’une algue de plaisir, flottant dans une bulle de bien-être pratiquement inconcevable. Ce sera si fort que tu croiras mourir, mais il n’en sera rien. Ce sera un paradis sauvage, tel celui que vous promettent vos Dieux. Tout sera là, dans le creux de ton oreille, et tu n’auras d’autre choix que de le reconnaître.